Êtes-vous heureux ?
Une libraire bien connue à Bruxelles, Monique Toussaint, m'a
invité récemment à dialoguer sur le bonheur avec
Paul Damblon, suite à la publication de mes "Temps forts" et
de son "Au bonheur de vivre". Aiguillonnés par la piquante abbesse
du Chapitre XII, nous avons échangé des idées,
mais le thème du bonheur ne m'a plus lâché. D'autant
plus, sans doute, que le printemps renouvelle, chaque année,
comme une promesse de bonheur. Les arbres flambent de fleurs candides,
l'herbe partout reverdit jeunette, les oiseaux pépient joyeux
et fous. Bref, la nature nous invite à renaître et les
Chrétiens se répéteront, dimanche, les mots avec
lesquels, dans le monde de l'Orthodoxie, on se salue le matin de Pâques:
"Christ est ressuscité". Des mots qui constituent une autre promesse
de bonheur.
Le bonheur? Un sujet vieux comme le monde. Qui n'a pas envie d'être
heureux? Mais qu'est-ce que le bonheur? Et peut-on être heureux?
"Le Petit Larousse" définit le bonheur comme un état de
pleine satisfaction. Mais qui est pleinement satisfait de sa santé,
de ses affaires, de ses enfants, de son patron, du gouvernement, de
ses voisins, de sa voiture, de son journal, de sa belle-mère,
de Dieu? Et, bien entendu, de tout cela en même temps!
Le bonheur serait-il alors une idée négative? Procéderait-il
de l'absence de maux comme la guerre, le chômage, la malnutrition,
les épidémies, l'hystérie footballistique, ou sur
le plan personnel de l'absence des souffrances causées par la
maladie, les tracas, la servitude (à la drogue, à l'alcool,
au sexe, au travail
), par un conjoint irritable ou absent, un
enfant qui a mal tourné, la voyoucratie dans la rue, l'obésité
affligeante ou le téléphone portable? Ce bonheur par défaut
serait déjà le paradis sur terre pour la plupart des gens.
Mais ce serait compter sans les maux que nous nous infligeons à
nous-mêmes: choix erronés, ambitions effrénées,
comportements incontrôlés (d'automobilistes, par exemple),
vices indomptés. Que d'hommes causent leur propre malheur! Un
moraliste du XVIIe siècle, l'abbé de Vernages, disait
avec sagesse: "Le bonheur de l'homme en cette vie ne consiste pas à
être sans passions, il consiste à en devenir le maître".
Cela s'apprend-il? Je le pense, ou alors l'éducation est un
vain mot. Comme l'histoire du monde serait différente si les
hommes se rendaient les maîtres de leurs passions. Tel tue par
jalousie, tel autre lance son pays dans la guerre, tel se ruine au jeu,
tel autre risque sa place pour une fellation! "Et dire que j'ai failli
mourir pour une femme qui n'était pas mon genre", songe Swann,
dans le roman de Proust, en se ressouvenant d'Odette qui l'a quitté.
Comparant le désenchantement de Swann et celui d'Yves Berger
au sujet de l'Amérique, dans son dernier roman "Santa Fé",
Jean-Marie Rouart écrit: "Les grandes passions qui meurent, pour
une femme ou pour un pays, ont un point commun: on a cru qu'elles pouvaient
apporter le bonheur. Soudain on ne le croit plus". Alors, le bonheur,
une illusion? Une poudre de perlimpinpin? Un cinéma que nous
nous faisons ?
Le bonheur par défaut de peines et de chagrins, certes, mais
pas forcément. "Les gens heureux n'ont pas d'histoire" m'a toujours
paru une maxime pour frileux, pour abstentionnistes de tous poils, pour
tous ceux qui ont peur de prendre des responsabilités. Non le
refus des passions, disions-nous plus haut, mais leur maîtrise.
Dans le même esprit, je dirais: non la brigue et l'ambition, mais
le service, avec l'autorité, les responsabilités et les
incommodités qu'il implique, si l'on peut être utile. Choisirait-on
d'être du bois mort?
Restent ceux qui trouvent leur bonheur dans l'effort, l'aventure, le
risque, à qui la vie paraîtrait fade sans ces piments.
Ainsi rencontre-t-on des danseurs ou des sportifs heureux de suer sang
et eau à une barre ou sur un court; des millionnaires heureux
de hasarder des fortunes dans des spéculations ou sur une table
de casino; des alpinistes ou des navigateurs heureux de braver la mort
pour rien, car à quoi sert d'escalader un pic ou de traverser
un océan à la voile ?
On rencontre aussi des mères de familles harassées mais
heureuses d'avoir élevé quatre, cinq, six enfants; des
mères Teresa ou des médecins sans frontières heureux
de guérir, panser, rabibocher, ou aider à mourir, des
jeunes et des vieux aux quatre coins de la planète...
Il y a du bonheur dans la volupté, car la chair n'est pas forcément
triste et personne n'a lu tous les livres. Mais il y a du bonheur dans
le sacrifice, dans le don de soi à une cause ou à Dieu,
ou dans l'humble devoir quotidien accompli. Quelle est la part de l'éducation,
de la réflexion, du caractère dans le bonheur d'oblation?
Le fait est qu'il existe.
En revanche, il me semble bien que des gens ne sont pas faits pour
le bonheur. Tout leur pèse, rien ne les soulage, ils se tiennent
obstinément pour des victimes de tiers, de l'injuste société,
d'une cruelle fatalité. Victor Hugo notait que le Romantisme
présentait deux versants: le versant consolant et plein d'espoir,
incarné par Chateaubriand, de ceux qui "voient tout du haut du
ciel", le versant sombre et désespéré de Byron
et de ceux qui "voient tout du fond de l'enfer". Dans la vie de tous
les jours, existent de même ceux qui ont l'art - ou la chance
- de voir les choses en rose, et ceux qui voient tout en noir. On ne
peut rien pour ces derniers.
Paul Damblon, qui m'a paru assez obsédé par sa laïcité,
a confié qu'il songea un temps à intituler son livre "Le
Devoir de bonheur". Il y a renoncé, alléluia! Car faire
du bonheur une obligation, et donc de ceux qui ne sont pas heureux de
mauvaises gens, de mauvais citoyens, est le rêve le plus tyrannique,
le plus criminel qu'on puisse faire. Ce fut le rêve de Robespierre,
de Lénine, de Pol Pot. On a vu à quelle folie monstrueuse
et mortifère conduit le désir de faire le bonheur des
gens malgré eux!
Peut-être que le bonheur n'existe pas. Qu'il n'existe que des
moments de bonheur. Le prince de Ligne disait qu'il n'avait jamais été
malheureux, mais que de vrais bonheurs, il n'en avait connu que quatre
jours: celui où il mit son premier uniforme, le soir de sa première
bataille, la première fois où on lui dit qu'on l'aimait,
le premier jour où il sortit après sa petite vérole.
Quatre jours en quatre-vingts ans ! Cette idée devrait nous aider
à affronter les adversités. A ne pas vouloir décrocher
la lune. A se dire que le bonheur n'est pas un but en soi: "Qu'il eut
été fade d'être heureux", pensait (se consolait?)
Marguerite Yourcenar.
L'idée d'un bonheur fou, total, irradiant, hantera pourtant
toujours les hommes. A l'image de ces beaux et grands navires, immobilisés
dans la rade mais se balançant nostalgiquement sur les flots,
qui dans leur langue muette, écrit Baudelaire, nous demandent:
"Quand partirons-nous pour le bonheur ?"
Jacques Franck, La
Libre Belgique, 19 avril 2000.
|