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Voici une réalisation d'élèves

L'excellent ouvrage de L. Collès et J.-L. Dufays : Le récit de vie propose ce texte écrit par des élèves et publié dans un toutes-boîtes bruxellois.

Rappelez-vous. Dans nos éditions du 16 octobre, nous avions lancé un concours de reportage réservé aux élèves des 5ème et 6ème années d'humanité. Le thème était relativement vaste puisqu'il s'agissait de faire découvrir, sous forme d'interview ou de récit un personnage original, pittoresque, insolite, habitant ou exerçant ses activités dans l'une des dix-neuf communes de l'agglomération bruxelloise

Le jury, comprenant des professeurs et des journalistes de Vlan, sous la présidence de M. Philippe Smets, échevin de I'Instruction publique et de la Jeunesse de Woluwé-St-Lambert, a rendu son verdict tant attendu. Le grand vainqueur, ou plutôt les gagnants sont les élèves de 6ème technique de qualification (aide en pharmacie) à l'Institut des Filles de Marie - Collège Saint-Gilles (5, rue Théodore Verhaegen, 1060 Bruxelles). Ce sont Dulca Alamillos (18 ans), Mercedes Camacho (17 ans), Marie Campos (21 ans), Nicole Catherine (17 ans), Rosario Diaz (20 ans), Marie- Manuela Gouzales (20 ans) et Juan Carlos (17 ans).

Leur reportage s'intitule Les Souvenirs de Bobonne. Ceux d'une veille dame de 96 ans qui passe sa journée dans un café à regarder passer et repasser les habitués du Parvis de Saint-Gilles. Toutes nos félicitations à ces lauréats qui se partageront le premier prix (un voyage d'une valeur de 50.000 F) et qui recevront chacun un walkman.[...]

Les petits souvenirs de Bobonne.

Le Louvre est un grand café dont l'atmosphère rappelle la salle d'attente d'une gare de province: même couleur : bois brun, devenu un peu noir, avec, çà et là, des plaques de stratifié qui rajeunissent mal les tables; même lumière grise et même attente. Avec en plus un juke-box qui grince des chansons de Nana Mouskouri et de Jacques Brel.

Isolés, chacun derrière leur table quelques retraités silencieux y font durer leur bière interminable. Bobonne est dans le coin près de la fenêtre. Comme chaque matin, elle achève son deuxième petit café. Elle est là depuis neuf heures jusqu'au soir, elle regardera passer et repasser les habitués du Parvis de Saint Gilles. Bobonne est née à deux pas d'ici rue Haute, il y a 96 ans.

&emdash; Je ne me sens pas vieille du tout, vous savez. Dans la famille, on est des durs. Tenez, ma grand-mère est morte à 10 ans. .. Et elle serait morte plus tard encore si elle ne s'était pas "suicidée "... Une triste histoire: des méchants gamins lui avaient lancé de la neige à la figure: elle a perdu la vue et, de chagrin, elle s'es laissée mourir de faim...

Les yeux bleus de Bobonne se mettent à pétiller: elle n'aime rien tant que sentir qu'elle capte l'attention en évoquant ses souvenirs, et cela ne lui arrive pas souvent. Alors, elle s'arrache à son inlassable contemplation des trams et des badauds et elle revit sa longue vie.

La Belle Époque, le temps de son adolescence où, dit-elle, Saint-Gilles était plein de lumière, de joie et de fête Son père était ébéniste et sa mère avait un fameux boulot avec ses cinq fils et ses quatre filles. Bobonne, elle, à part les courses chez le boulanger et chez le boucher, ne sortait guère: elle aidait sa mère. Pas question, d'ailleurs, pour une jeune fille d'alors de sortir seule avant ses 18 ans. C'est sous la garde vigilante des parents que, chaque semaine, elle participait aux bals et aux concours de danse organisés dans un cinéma de quartier. Médaille de la meilleure valseuse&emdash; des airs de Strauss&emdash;, elle l'a remportée quatorze fois. Cela ne laissait pas indifférent son cousin, le médecin, qui la trouvait fort à son goût et qui avait demandé sa main. Mais elle aimait Constant, gentil mécanicien qui venait souvent à maison sous le prétexte de voir un des frères et qui avait obtenu, après de longues négociations avec le père, I'autorisation d'emmener Bobonne, certains samedis soirs au cinéma de la place de la Chapelle

Pendant un an, ils s'étaient fréquentés ainsi, " en tout bien, tout honneur ". Ils allaient se marier en 1910.

Bobonne boit une gorgée de café. À son doigt brillent deux alliances: une fine et une grosse qui semble presque neuve. Constant n'a pas beaucoup porté cet anneau: avec les meules, il aurait été vite usé. Il le lui a mis au doigt il y a huit ans, avant de partir pour le grand voyage. Une larme coule sur la joue de Bobonne: plus de soixante ans de mariage...

Au début, elle a travaillé quelque temps dans un fabrique de lacets, rue Bara tandis que lui travaillait pour un patron mécanicien. Puis, ils s'étaient mis à leur compte en ouvrant un petit atelier de mécanique générale, rue Vloegaert, où ils habitaient. En 1913, elle avait ouvert au même endroit un magasin de phonographes. Il fallait gagner le pain de la petite famille qui s'était vite agrandie de trois garçons. Le magasin marchait bien. Constant fabriquait maintenant des pièces pour les phonographes et des systèmes de fermeture pour les meubles qui les contenaient. Des systèmes brevetés, avec des billes, que les fabricants allemands jalousaient. Bobonne l'aidait souvent jusque fort tard dans la nuit.

&emdash; Un jour, une grosse voiture s'arrête devant le magasin. Comme Constant est occupé, j'accompagne le chauffeur du client. J'arrive dans la cour d'une énorme maison. Avec mon conducteur, je traverse des pièces à n'en plus finir. C'était beau vous savez ! Et je me retrouve devant… le roi ! Le père de celui-ci, celui qui est mort parce qu'on l'a poussé dans l'eau (sic). hein ! Constant est allé réparer son meuble à musique au Palais… c'est comme je vous le dis !

Et puis, Bobonne vendait aussi des disques, surtout des disques d'opéras que Constant adorait. La sœur de Constant morte à 44 ans, avait été cantatrice à La Monnaie, et Constant, plus modestement chanterait dans ses dernières années, duo avec le bourgmestre Jacques Franck " pour les vieux Saint-Gillois " des homes. Bien sûr il n'était pas Caruso et ce n'était pas Lily Pons.

&emdash; Savez-vous que Tino Rossi est venu souvent au magasin ? ajoute-t-elle fièrement. Il était si gentil...

Dans sa boutique, Bobonne avait eu un " coco ". Un perroquet bien mal élevé accueillait les clients d'un rude " smeerrrlap ". En particulier, un agent de police qui méritait sans doute mille fois ce nom d'oiseau puisque Bobonne prétend qu'il lui dérobait des disques, " même que ça faisait des drôles de bosses sous sa cape "... Coco mangeait un œuf par jour, il est mort d'indigestion.

Il est midi. Dehors, on replie les dernières échoppes du marché aux légumes. Le garçon du Louvre, veste blanche et épaulettes dorées, dépose un grand bol de soupe fumante devant Bobonne. Un privilège exclusif ! Bobonne attend que la soupe refroidisse. Une jeune fille passe dans la rue, un mégot à la bouche, provoquant un sursaut de Bobonne.

&emdash; Avant, vous savez, les jeunes étaient mieux élevés, ils n'allaient pas tant d'années à l'école pourtant! Constant, à9 ans travaillait déjà avec son père: il fabriquait des chaussures. Moi, je n'ai pas été du tout à l'école... Ça n'était pas obligatoire et Maman préférait que je reste l'aider à la maison.

Bobonne regrette un peu de ne pas savoir lire. Elle pourrait aujourd'hui acheter des magazines et rêver en lisant les aventures des princesses. Mais enfin, cela ne l'a pas empêchée de tenir son commerce jusqu'à 83 ans.

Bobonne a maintenant devant elle un thé au lait. Elle continue son récit, zigzaguant au travers des années, évoquant son fils et ses frères morts à la guerre reparlant de Constant qui avait un " petit cœur ", qui s'inquiétait d'elle lorsqu'elle était en retard, qui aidait tout le monde : les pauvres à se nourrir et les juifs à se cacher en 1943&emdash;, racontant l'assassinat de son fils septuagénaire, il y a 5 ans...

Puis, tout finit par s'emmêler, les vivants et les morts. Comme elle a vendu jadis les machines de l'atelier pour payer la concession de Constant et la sienne, comme on lui a arraché naguère son sac, le temps semble lui avoir aussi ravi son passé.

Bobonne ouvre son porte-monnaie où elle serre les maigres sous de sa petite pension d'indépendante. Elle en tire avec précaution une photo sépia, un peu chiffonnée, montrant une fort jolie fille. Et comme pour résumer tout le chemin par couru, elle dit avec un beau sourire: C' était moi, à 18 ans !

Vlan du 26 septembre 1986

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