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L'art du "parlécrit"

Les "chats" oublieraient-ils le bon usage et l'orthographe ? Les spécialistes y voient plutôt un français entre deux chaises: celles de l'oral et de l'écrit.

Par laurence.mundschau@saipm.com

"Ca fit 1/2 heure ke je t'aid it bonjour :p"; "allez je zappe moua bye :o)))"; "salut la room"; "je lag c est pas croyable".

Déconcertant, non? Les usagers auront reconnu le français typique des canaux de "chat", un jargon à faire hurler les pointilleux de l'orthographe, les gardiens de la syntaxe et les chasseurs d'anglicismes. Plus mesurés, les rares spécialistes à se pencher sur les pratiques langagières sur le Net y voient le paroxysme d'une hybridation entre l'oral et l'écrit.

Ce mélange d'oral et d'écrit est propre à toutes les "Communications médiées par ordinateurs" (forums, chats, courriers électroniques). Mais il se vérifie surtout dans les chats où, à la différence des autres services, la communication se fait en (quasi) direct. On parle alors de langue orale scriptée, d'écrit oralisé ou de "parlécrit", mot-valise que cite Jacques Anis, professeur au département des sciences du langage de l'université de Paris X, dans un ouvrage récent .

Selon lui, il s'agit d'un "nouveau type de communication". Écrite certes (sur un écran), elle possède cependant pas mal de caractéristiques propres à l'interaction face-à-face, notamment le délai réduit de transmission et l'usage de règles de politesse typiques d'une conversation orale. Bref, le "chat", c'est une conversation écrite!

Cette hybridation bouscule le bon usage de la langue française. Plus question ici de parler de phrase, avec ses traditionnels majuscule et point final. Les énoncés, rythmés par un tour de paroles chronologique dicté par la technique, sont ponctués de "smileys" (une succession de signes du clavier formant une expression de visage), d'imagettes (cœur brisé, tête de mort) ou de points d'interrogation, d'exclamation ou de suspension en vrac. Les "néographies" abondent. Des exemples? "qu" devient "k" ("ki est sympa ici"); abréviations ("tt le tps", "tjrs"; abréviations phonétiques ("j'peux m'transformer...", "chais pas", "comme d'hab"); abréviations jargonneuses ("mdr" pour "mort de rire"); utilisation d'une lettre pour représenter une syllabe ("c bon", "g vérifié" pour "j'ai vérifié"). Chiffres et opérateurs mathématiques sont également mis à contribution: "y a kelk1", "a+", de même que le gras, l'italique, les majuscules, les couleurs ou les svmboles (@,#,&).

Les raisons de ces usages nouveaux sont multiples. Outre la non relecture du message et la dactylographie à un doigt, Jacques Anis énumère: "attitude ludique, recherche d'expressivité, contestation de la norme". D'autres y voient une aide à la lecture (les majuscules pour montrer que l'on crie) ou un remplacement des mimiques lors d'une conversation face à face.

Étonnamment, le gain de temps -il faut écrire vite pour ne pas perdre le fil de la conversation - n'est pas la première explication avancée. Au contraire, certains usages allongent le temps d'écriture ("moua" au lieu de "moi"; lettres étirées: "chuuuuuuiiiiiii lllllààààààààà"). Preuve, selon Anis, que la recherche d'expression l'emporte souvent sur toute autre motivation.

Quant aux pointilleux, qu'ils ne s'inquiètent pas de voir cet usage remplacer les autres. "Comme tous les nouveaux modes de communication, il s'ajoute à ce qui existe déjà", commente Michel Francard, professeur de linguistique au département de philologie romane de l'UCL. "Certes, on crée toujours du neuf en empruntant à I'existant; les frontières ne sont pas étanches. Mais cela ne remet pas en question ce qui existait déjà. L'usager adapte généralement son message à l'environnement dans lequel il se trouve. La langue d'un forum organisé entre étudiants et professeur, par exemple, ne ressemble en rien à un forum organisé sur un site musical". Comme quoi, sur Internet comme ailleurs, la langue n'est pas "un système formel désincarné, mais une réalité humaine et sociale" au service de ses utilisateurs. "Pi G, man?????;-)".

(*) Internet, communication et langue française, ss la dir. Jacques Anis, Paris, Hermès Science, 1999.

© LA LIBRE BELGIQUE, 4 juin 2000.